Extrait GEAB Bulletin 160
Web3 : La disruption de trop ?
Si le web 1.0 consistait essentiellement en une infrastructure gratuite facilitant les échanges de contenus et que le web 2.0 a consisté à ajouter les biens et services matériels aux contenus échangeables, le web 3.0 rendra possible de créer et d’échanger des biens exclusivement virtuels. La valorisation d’œuvres d’art virtuelles a été la première manifestation visible de cette nouvelle étape franchie aujourd’hui par l’immobilier virtuel (vente et achat de maisons, terrains… virtuels passant par un eco-système de transaction en ligne (cryptos, NFT…). Les prochaines étapes sont déjà en cours : comme la valorisation en cryptomonnaies convertibles (en monnaies fiat ou tout autre type de crédit) du service que pourrait rendre votre avatar – dans Axie Infinity par exemple. Résultat : au lieu de s’exporter physiquement comme travailleurs migrants, les Philippins gagnent aujourd’hui leur vie sur des jeux OutPlay. Problème : rien n’est prêt pour faire tourner une économie réelle sans humains et le départ de ces derniers vers les nouvelles solutions permet d’anticiper à coup sûr un effondrement complet de la production matérielle que la « skimpflation » (inflation des prix + dégradation de la qualité) annonce déjà. L’arrivée du Web 3 a donc de quoi faire paniquer les acteurs de l’économie réelle bien sûr mais aussi ceux de l’économie de l’innovation. En effet, la énième vague de disruptions promet d’emporter avec elle les entreprises innovantes dans lesquelles tant d’argent a été investi pour rester à la pointe du progrès : même les entreprises de jeux vidéo et de e-gaming ont du souci à se faire ; quant aux grands labels (GAFAM & co), ils risquent de se voir détrônés par les projets du cloud 3.0 comme Dfinity, ThreeFold ou Solid qui ont vocation à « distribuer » le même type de services entre leurs utilisateurs au lieu de le concentrer dans les mains des grandes marques.
Monnaie : Les Etats arriveront-ils à s’en saisir ?
A ce stade, nous savons que les Etats (et structures étatiques et supra-étatiques) travaillent tous sur l’émission de Monnaies Digitales de Banque Centrale (MDBC) destinées à sauvegarder et renforcer leur prérogative d’émission tout en digitalisant l’infrastructure transactionnelle. Nous avons déjà vu que les banques privées sont vent debout contre l’un des principaux avantages des MDBC, à savoir le fait qu’on peut se passer d’elles, réduisant considérablement l’intérêt de la réforme. Mais il leur faut maintenant commencer à réévaluer l’adéquation des MDBC avec le Web3. En 2019, nous avions déjà évoqué l’idée d’une évolution de l’Eurozone en eurozon.com. Le Web 3.0 nous rapproche en effet de ce genre d’avenir où c’est bel et bien le type de monnaie utilisée (blockchain) qui détermine le périmètre d’échange. Mais on devine déjà les enjeux de pouvoir qui se profilent derrière de telles perspectives, de nature à faire dérailler les acteurs les plus lents, les plus faibles, les moins malins… Bref, l’arrivée du web 3.0 est de nature à faire dérailler les MDBC. Mais compte-tenu de l’ampleur du défi d’adaptation que ce projet représente, quelle suite un tel questionnement permet-il d’entrevoir ? retour aux monnaies fiat ? fusion du projet de MDBC au Web avec des éléments de dénaturation ? envolée vers la réforme paradigmatique d’un système monétaire global impliquant la réinvention du rôle des Etats ?…
Dans sa course à la modernisation, l’Occident a-t-il bien compris que, à moins de ressortir au plus vite des logiques de compétition/confrontation et de renouer avec celles de coopération qui prévalaient avant 2014, ce qu’il a amorcé en 1995 avec internet est un rêve pour le reste du monde mais un cauchemar pour lui qui a tout à y perdre ?… Internet est fondamentalement une infrastructure de distribution du pouvoir et de la richesse. Soit l’Occident en accepte toutes les conséquences et participe à la réinvention de la gouvernance mondiale. Soit il préfère rester numéro 1 à tout prix et finira claquemuré derrière un mur de fer digital séparant le monde libre du web 3.0 (les autres) et le totalitarisme d’un web 2.0 poussé à ses limites (nous).
Le Salvador illustre ce point : sous domination du dollar US, ce petit Etat n’a rien perdu en souveraineté à adopter le Bitcoin comme monnaie officielle, bien au contraire… Certes, il risque de rencontrer de grandes difficultés dans un avenir proche pour avoir défié son maître. Mais la porte qu’il a ouverte fait déjà rêver d’innombrables pays africains, sud-américains, asiatiques… qui n’ont jamais eu le privilège de battre vraiment monnaie. Si nous résistons à cette déferlante, en combien de temps deviendrons-nous pire que cette Chine totalitaire que nous ne cessons de décrier ?